Les tongs comme philosophie de vie

Danse sur le volcan avec des chaussures légères
Le contenu de Google Maps ne s'affiche pas en raison de vos paramètres de cookies actuels.

Auteure

Sarah Pally

Sarah Pally a fait l’ascension des volcans hawaïens, observé les pingouins depuis la pointe septentrionale de l’Argentine, traversé des routes à 16 voies au Vietnam, cueilli des fruits exotiques à même les arbres à Tahiti et a grelotté de froid dans le désert jordanien autant que dans le Nord du Canada. Elle n’a aucune intention de retourner sur l’île de Pâques mais refoulerait volontiers le sol de la Patagonie. Son plus grand rêve serait de partir en voyage pendant plusieurs mois pour parcourir l’Afrique depuis la ville du Caire jusqu’au Cap.

Hawaï est loin, très loin. Ma seule consolation : c’est loin de tout — donc loin pour tout le monde dans l’avion. Nous sommes fatigués. Lorsque l’avion atterrit, il fait déjà nuit, mais il n’est pas tard. Je vais devoir m’habituer au fait que le soleil se couche déjà à 18 heures dans les régions tropicales. Et en plus, dans les dix minutes. Toutefois, le soleil se lève déjà à 6 heures du matin, ce qui n’est pas exactement mon rythme de vacances habituel. Mais cela ne peut pas gâcher pour autant l’ambiance de vacances, qui vous saisit immédiatement à votre arrivée sur l’île d’Oahu. Une brise marine chaude et tropicale vous caresse lorsque vous quittez l’avion. Détente immédiate : aaaaaah. C’est exactement comme je l’imaginais  le long vol est déjà oublié.

Waikiki ? Question de goût.

Lorsque je me laisse conduire de l’aéroport à l’hôtel à Honolulu, ou plus précisément dans le quartier Waikiki, pour la première fois la réalité me rattrape. Nous traversons des quartiers manifestement défavorisés et sommes coincés dans un énorme bouchon. Ce que j’avais presque oublié : je suis aux États-Unis. Même en plein jour, Honolulu me rappelle en quelque sorte le Miami des années 80, que je connais de séries télévisées correspondantes : des gratte-ciel, des palmiers et des Nord-Américains en léger surpoids et à la recherche de détente. Mais la pointe d’Hawaï est visible partout. On porte des tongs, des couronnes de fleurs (en plastique) ou quelques fleurs en plastique dans les cheveux — et vraiment : des chemises hawaïennes. Et bien sûr, à la plage on porte sa planche de surf. Par contre, là, on est aussi mince et bronzé que dans les magazines de mode. Tout à fait l’Amérique.

Le pays de Pélé

Mais comme je ne suis pas venue ici pour travailler mon teint, je me rends à Big Island, la plus jeune et la plus grande des îles volcaniques. Bien entendu, avec une superficie de 10 000 kilomètres carrés, elle est d’une taille encore gérable, mais étonnamment diversifiée. Le paradis tropical typique du nord-est, l’intérieur nord avec ses fermes d’élevage et ses pâturages vallonnés me rappelle même l’Appenzell et au centre et au sud, il fait chaud et humide : l’odeur de soufre latente et l’atmosphère brumeuse (le « vog ») sont les signes évidents que la déesse du feu Pélé y a son empire. Les deux gigantesques volcans Mauna Kea et Mauna Loa s’élèvent à plus de 4 000 mètres au-dessus de la mer et ressemblent à un étrange paysage lunaire. Parfois Pélé crache un petit peu, parfois elle reste sereine, parfois elle bouillonne et gicle, et parfois elle se déverse, dévastatrice, sur la terre : moi, elle me bat froid. Donc pas d’images spectaculaires de lave dégoulinant dans la mer...

Reggae et œufs pourris

Je décide d’explorer ces paysages le plus souvent à pied : sur des côtes escarpées jusqu’aux plages noires, sur des cratères volcaniques qui, il y a quelques dizaines d’années, bouillonnaient encore, mais, aujourd’hui ne sifflaient plus qu’un peu.

À travers des zones aux odeurs nauséabondes d’œufs pourris, de couleur jaunâtre, hostiles et crachant des vapeurs, mais également à travers des forêts vierges luxuriantes, qui font transpirer avant d’avoir fait le premier pas, et où l’on est accompagné par des cliquetis exotiques, et des cascades d’eau qui roucoulent et ruissellent. Mais le vrai son de mon voyage est du bon vieux reggae : il correspond à l’attitude « hang loose surfer » que bien des gens adoptent ici. Seuls les prix élevés assombrissent un peu l’image de la vie facile. Comme presque tout doit être importé au prix fort, les prix sont d’autant plus élevés. Et au deuxième abord, il devient clair que cette ambiance détendue est dans une large mesure une vertu née de la nécessité : beaucoup de gens traînent sur les plages parce qu’ils n’ont pas de boulot. Les gens que je rencontre se plaignent de la vie chère et marquée par le tourisme, du peu de possibilités d’emploi. Je me rends compte à quel point le monde est petit ici — un paradis, mais seulement si l’on peut repartir.

Bière et quelques noix

La nourriture n’est pas non plus paradisiaque. Elle ne jouit pas d’un statut particulièrement élevé, ce qui dégrade sa consommation à exactement cela. Et ce qui me touche, en tant que non-mangeuse de fruits de mer, particulièrement durement. Néanmoins, il existe pour moi un délice culinaire : l’excellente bière de la Kona Brewing Company locale. Entre-temps, elle est même disponible en Suisse.

Une fois de plus je change d’île, de la plus jeune je passe à la plus ancienne, Kauai. Je m’offre un vol en première classe. Avec un supplément minime, je peux m’asseoir plus en avant et, pendant la demi-heure de vol, me faire servir une poignée de noix et une canette d’une boisson collante. Ici, prendre l’avion est aussi normal que de prendre l’autobus ailleurs — il n’y a pas d’autre choix. Les aéroports n’offrent parfois pas beaucoup plus d’infrastructures qu’une gare routière : un distributeur de boissons, un parking, un toit, un comptoir d’enregistrement et, au fond, un détecteur de métaux. Les agents de sécurité portent des tongs.

 

Obama en pin’s

Sur Kauai, le rythme de vie est contemplatif. Il n’y a que quelques villages, par contre, paysages sont absolument fantastiques. Ma logeuse est incroyablement cordiale, me sert des petits plats délicieux et me regarde manger avec ferveur — jusqu’à ce que, par pure affection, elle m’offre son unique pin’s d’Obama en souvenir. Comme dans de nombreux endroits, il n’y a pas de vraies fenêtres, mais uniquement des lattes en plastique qui peuvent être fermées ou ouvertes. On peut ainsi pleinement profiter du fond sonore, dit-elle : le coassement venant de la forêt, le bruissement des ruisseaux et des cascades... Face à tant d’ambiance de vacances sur Kauai, je me laisse même emporter pour acheter un ukulélé (peint à la main avec un coucher de soleil kitsch).

Aventure dans la jungle avec machette

L’île regorge de poules et coqs en liberté. Bien sûr, ils aiment se rassembler dans les parkings, où de temps en temps, on trouve quelque chose à picorer. Je garde mes distances, et heureusement, on se respecte mutuellement. Les « nénés » en liberté sont beaucoup plus dociles et on les fait remarquer partout : non pas que ces rares oies indigènes soient victimes de la maladresse touristique !

Mais les curiosités les plus importantes de l’île sont l’impressionnant canyon de Waimea au centre de l’île et la côte de Na Pali au nord, où l’on peut marcher des jours durant de plage isolée à plage solitaire : un collier de perles de plages solitaires. Évidemment que je dois y aller, et c’est vraiment un rêve. Mais le chemin est raide et boueux et je suis contente de mes chaussures de trekking robustes. Je me sens déjà un peu comme une exploratrice dans la jungle, une aventurière qui se fraie un chemin dans la jungle dense avec une machette (bien sûr le chemin est en quelque sorte aménagé et je ne possède pas de machette, mais je suppose qu’on a encore le droit de fantasmer). Et juste au moment où je transpire et halète, un groupe de gens locaux viennent à mon encontre en souriant. En tongs.

Monde de rêve

Ici, au milieu de la jungle avec vue sur l’une des plus belles côtes du monde, j’ai enfin compris : je ne suis pas seulement au bout du monde — je suis dans un tout autre monde. Dans un monde de rêve où les tongs en sont les protagonistes et représentent toute une philosophie de la vie.

De retour chez moi, je doute que j’y sois réellement allée ou que ce ne fût qu’un rêve. Ce n’est qu’en buvant une bière Kona Longboard occasionnelle que j’en suis soudainement certaine : j’y étais. Alors je cherche mon pin’s d’Obama et je contemple les photos. Oui. J’y suis vraiment allée. Et je n’ai pas porté une seule fois des tongs.

Photos : iStock, Sarah Pally